témoignage

J'ai rencontré Tanusha aux Beaux-Arts de Lyon en février 2016. Elle était en échange Erasmus. Elle habite en Belgique, elle est Kosovare. Nous nous retrouvons au café Soma à Pristina mercredi 25 juillet vers 11h et elle me raconte son exil. Voici la retranscription de notre échange ponctuée par des photos du parc Gērmia à Pristina.


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M. Je me souviens qu'il y avait une incompréhension autour de ton travail [à l'Ensba Lyon] alors que pour toi c'était nécessaire d'essayer de parler du Kosovo. Parce que souvent c'est quand on est loin de son pays qu'on le voit mieux, qu'on le perçoit mieux.

T. Exactement, pour comprendre les frontières il faut d'abord comprendre comment tu as vécu tes propres frontières. À un moment donné ils [les profs des Beaux-Arts] m'ont dit "travaille sur la Palestine et Israël". Oui, mais moi je viens du Kosovo j'ai ma propre histoire sur comment j'ai traversé la frontière.
J'avais 18 ans quand j'ai quitté la maison, c'était en 2009. Et je ne savais pas qu'on allait quitter le Kosovo parce qu'à ce moment là j'étais en train de travailler pour être acceptée à l'Université en design de mode ou arts plastiques à l'Université de Pristina. Mon père il est parti pour travailler en Belgique pour 6 mois.

M. Il avait un contrat ?

T. Oui mais il n'a pas pu travailler car il n'y avait pas de travail. Du coup il est revenu ici un peu désespéré. Je me souviens quand il est revenu il pleuvait et il y avait du brouillard et des orages. La maison était un peu cassée. Le lendemain on est parti. J'ai pris juste un petit sac avec mon premier livre et quelques souvenirs de mon enfance. J'ai repris le livre de quand j'étais en première année. Ce livre-là je l'ai aussi caché pendant la guerre. J'ai creusé la terre et j'ai caché le livre parce que j'entendais mes parents dire que (? 16'01'') vont venir et brûler la maison.

M. Donc pendant la guerre tu étais au Kosovo ?

T. Oui, j'avais 7-8 ans, je me souviens de tout.



M. Pourquoi êtes-vous partis du jour au lendemain en 2009 alors que la guerre était finie ?

T. Mon père était désespéré. Très désespéré. La guerre était finie en 1999-2000, et on voyait la violence après la guerre. On avait pas assez de travail, pas assez d'éléctricité. Souvent on avait une heure d'éléctricité par jour. C'était la galère, on pouvait plus.

M. Vous avez obtenu des visas ?

T. Non. Non non non. Lui il avait obtenu un visa de travail mais juste pour 6 mois et avec un salaire de (?14'55'') tu peux pas.

M. Quel est le métier de ton père ?

T. Économiste. Maintenant il est architecte d'intérieur. Mais il prend du travail partout, des chantiers, le taxi, un peu tout partout.
Je me souviens on est parti très tôt, on a rien dit à personne et on a traversé la frontière au noir. Au noir. On a payé un mec, un passeur, 20 000€ pour toute la famille pour traverser les frontières, toutes les frontières jusqu'en Autriche.
On a pris un taxi à Gjilan dans ma ville natale, on est parti en Serbie, on est resté deux jours au nord de la Serbie pour attendre le mec pour qu'il puisse venir nous chercher. À ce moment là il nous a pris et on a traversé les frontières pendant la nuit. On a pas pris la voiture on a marché 7 h pour chaque frontière. Et à chaque fois qu'on avait traversé la frontière d'un pays, par exemple de la Serbie à la Hongrie, il y avait quelqu'un qui venait avec un taxi pour nous déposer jusqu'à l'autre frontière en Croatie et passer par exemple de Slovénie en Autriche.

M. 7 h de marche c'est énorme. Toi tu avais 18 ans mais tes petites sœurs [8 ans] comment elles faisaient ?

T. C'était la galère. Je me souviens ma petite sœur elle n'avait plus de chaussures et on l'a prise dans les bras parce qu'elle pouvait plus marcher sans chaussures. Le sol était très sauvage et lui avait arraché les chaussures.
À ce moment là, quand on est arrivé en Autriche on était tout le temps observé par les gens, nos vêtements étaient un peu sales. Parce qu'on a traversé pendant des jours et des nuits les frontières. Et on avait toujours peur que la police vienne nous attraper. Du coup quand on est arrivé à Vienne on a dormi chez quelqu'un pendant 2 jours. Après il y avait quelqu'un, mon père je crois qu'il connaissait quelqu'un en Belgique, un ami je pense, il est venu en voiture nous chercher en Autriche et on est parti direct en Belgique.



M. Et en Belgique vous aviez quelque chose qui vous attendait ?

T. Mon oncle.

M. Ton oncle avait déjà fait le voyage ? Pareil ?

T. Oui, pareil. Beaucoup de kosovars ont fait pareil.

M. Beaucoup sont partis en même temps que vous ?

T. Oui. Même maintenant il y a des gens qui partent. En 2017 ça a commencé à changer. Peut-être avant même. Les gens peuvent partir maintenant avec un visa d'étudiant. Donc ça devient plus facile pour les jeunes.

M. Tu ne voulais pas demander la nationalité Belge ?

T. Si si si.

M. Et tu l'a obtenue ?

T. Non pas encore. J'ai fait la demande uniquement cette année-ci.

M. Tu es en situation irrégulière en Belgique ?

T. Non. J'étais en situation irrégulière en tant que réfugiée pendant 4 ans, de 2009 jusqu'à 2013-2014. À ce moment-là j'ai pu obtenir une carte de séjour pour 5 ans. Chaque 5 ans je dois renouveler la carte. Mais cette année-ci j'ai fait la demande de nationalité et j'attends maintenant.

M. Et finalement tu veux quand même être Belge ? Ou Belge et Kosovare ?

T. Belge et Kosovare. Parce que je peux jamais devenir Belge. C'est marrant parce que quand je vis en Belgique et que je viens ici, les gens comprennent que ne je vis pas ici. Et quand je vais en France où ailleurs et qu'on me demande "tu viens d'où ?" et que je dis "je vis en Belgique" ils disent "ben non t'es pas Belge". Je ne suis ni Belge ni Kosovare. (9'44'')




MM

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